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"La tragédie grecque" - Jacqueline de Romilly -

Sur la plus haute montagne de l’Olympe gît le panthéon des dieux immortels, celui-ci n’en demeure pas moins sur le sol terrestre, les dieux sont à l’image des hommes, ce principe démiurge d’individuation vu par le prisme de la religion anthropomorphique implique une certaine réserve quant à la distanciation que le Grec entretenait avec la foi, l’acte de foi montre qu’une ferveur populaire croit en l’humanisation nécessaire d’une mythologie (en manque de sérieux) héritée des croyances orientales et vers quoi s’oriente la fin des cultes archaïques, les Grecs ont résorbé la nature entière au sein de la citée, celle-ci n’était envisageable qu’à travers « l’artifice » d’hommes-dieux. Cela fut rendu possible par l’unicité d’un savoir philosophique et littéraire associé aux pratiques religieuses, une formidable remise en question des esprits, la pensée grecque, qui eut une influence considérable et déterminante sur les religions à venir, judéo-chrétienne, l’islam, naquît et marquât le monde occidental d’une empreinte désormais indélébile.

On conçoit depuis lors que cette marche culturelle est liée à l’essor de la pensée tragique, de l’évolution de son genre littéraire, précisément le théâtre Grec et ses trois illustres poètes, qui depuis Eschyle jusqu’au périclite de la comédie attique (sous la période hellénistique règne d’Alexandre le grand) verra le processus analogue d’un virement anthropomorphique perçu dans la religion, une nécessité de reconnaître sur la scène le déchirement et la mouvance de la condition humaine. Il faut y voir également un phénomène de concordance politique où la dynamique insufflée par la démocratie – avec l’émergence des sophistes – accordât cette essence si spéciale, remarquable par lequel l’Art devint le médiateur de la citée, disons presque que la croyance religieuse parvenait en second plan, qu’une propagande normative et authentique naquît, une « dignité » nouvelle sur l’essor de l’humanité, la pensée tragique. Quand Eschyle nous compte les exploits de Salamine dans sa tragédie « Les perses », bataille victorieuse à laquelle tout citoyen grec (épris de démocratie) prit part d’ailleurs, on peut croire que ce valeureux Eschyle n’a d’autre dessein, sinon de relater l’exploit grec, de s’interroger sur le sort tragique que réserve la guerre, les souffrances qu'elle engendre - d'autant qu'Eschyle est loin d'être un pacifiste -, notons d’ailleurs que le chœur s’y compose de vieillards préoccupés du sort, de la ruine de leur souverain, Darius, décontenancé par la fougue d’un Xerxès ayant conduit l’armée et le peuple au désastre. Eschyle interpelle, tout comme dans « Prométhée », sur le sentiment d’équité « c’est là ton monde, cela s’appelle un monde…. », sur une conception terrestre où trône la moire d’une justice éternelle, sous le joug bienveillant des dieux. Le chœur tragique était, à l’origine, l’élément le plus important de la tragédie, chez Eschyle le cœur est long ponctué ici et là de dialogues marquant le tout d’un lyrisme ample, complexe mais poétique, ne laissant finalement aucune incertitude quant au dénouement ; chez Sophocle on verra certainement plus de subtilité dans la composition tragique, en effet l’art délibéré de faire rebondir les situations et d’entretenir le ménagement est marquant dans « L’Electre » ou « Œdipe », c’est aussi pourquoi le lyrisme du cœur devait laisser place à l’action. Si bien que l’espace dédié au cœur va progressivement diminuer pour que le dialogue rende l’âme du peuple au peuple, Nietzsche nous indique d’ailleurs qu’Euripide se glorifiât d’avoir rendu capable le peuple d’observer, d’agir et de raisonner d’après les règles de l’art et les lois les plus subtiles de la sophistique. Soit, on connait son rapport à Socrate, qu’il accuse d’avoir empoisonné l’œuvre d’Euripide, bref je pense surtout qu’Euripide fut galvanisé par la forme dégénérescente d’une démocratie en perte de repère, d’où il sut, nonobstant, tirer le meilleur parti littéraire – peut-être qu’il faut y voir une certaine modernité et non le périclite d’un mythe. Comme toute naissance, l’Art tragique a eu son commencement, son aurore éclatante et son crépuscule couchant. Seulement cette période artistique sans pareille nous révèle l’aplomb d’une pensée affranchie au symbolisme philosophique manifeste, une pensée profonde qui façonnât, modelât notre vision de l’humanité ; ce même instinct qui appelle l’Art à la vie comme ce qui perpétue l’accroissement et l’accomplissement d’une civilisation.

Mon regret, s’il en est, peut-être de ne pas avoir marqué l’importance de la musique, particulièrement au sein du chœur tragique, on est submergé de détails techniques de contrastes antagoniques entre les personnages, à juste titre ; car on ressent mieux la plume et la marque spirituelle propre à chaque poète. Mais comme l’indique Nietzsche : « la légende raconte qu’Apollon aurait reconstitué Dionysos démembré », l’esprit tragique c’est l’ivresse de l’érotisme musical sous l’œil extatique de Dionysos, volupté à jamais éclairée par le marbre de Skopas et Praxitèle. La spiritualisation de l’esprit hellénistique ne put surgir que par le chant du poète, lequel atteignît une nouvelle sphère de sensualité seulement grâce à la force symbolique de la musique.  

Ce GRAND texte de Jacqueline de Romilly, trop court selon moi, brosse avec enthousiasme l’intérieur du mythe tragique, nous sommes en compagnie illuminée dans les travées d’Epidaure à comprendre ensemble, sans l’outrecuidance experte mais seulement la passion de vouloir partager une culture, ce mythe séculaire que constitue l’essor de la tragédie grecque.

Jacqueline de Romilly était membre de l’académie française, première femme professeur au collège de France et fut également membre de nombreuses académies étrangères. Pour ces nombreux travaux et son dévouement à la culture hellénique, elle est honorée de la nationalité grecque en 1995 et nommée « ambassadrice de l’hellénisme » en 2000.

 

La qualité laisse à désirer, mais c’est une perle : http://www.youtube.com/watch?v=BSRTsfKXBJs.

 

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07/08/2013
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